Chapitre 1

Sol Mercurii 11 Dhanus - première période

En se levant, ce matin là, Nevsie a un mauvais pressentiment. Le lit lui parait trop petit, et ses vêtements trop serrés. Est-ce une illusion ? Elle a toujours été de nature inquiète, incapable d'accepter le monde tel qu'il est. Elle ne peut s'empêcher de redouter l'avenir. Au point, parfois, d'imaginer des dangers qui n'existent pas. Mais ce matin, en sortant du dortoir, le chambranle lui parait redoutablement bas. Nevsie en est presque sûr : elle a encore grandi.

Les choses ne s'améliorent pas pendant la méditation du matin. Le sujet du jour est : "À l'oeuf le paradis. Pour qui ne peut accepter le monde tel qu'il est, l'enfer avant la mort." Mais Nevsie a beau tenter de mettre son esprit en ordre et de louer Olympus et maître Ziler pour le monde dans lequel elle vit, ce matin ses pensées sont de celles qui mènent tout droit en enfer. Elle ressent exactement l'inconfort et le mal-être contre lesquels la méditation du jour le met en garde. Elle se tient debout, au milieu de son cercle, et quand la cloche retentit, elle se prosterne au sol. Et à chaque fois, ses mains touchent le bord du cercle. Comme les adultes. Nevsie en est certain, maintenant. Elle a grandi.

Nevsie n'a pas médité ce matin. Elle tente d'y remédier en allant au travail. Elle place son esprit dans l'état de l'oeuf et avance sereinement vers la mine. Calme, sans appréhension, comme un bienheureux en paix avec lui-même qui jouit de l'instant présent. Et à mesure qu'elle marche, elle ne regarde ni son ombre trop longue dans le sable rouge, ni les larges écailles sur ses doigts trop gros, ni les énormes empreintes hexagonales que ses pieds laissent derrière lui. Elle fait de son mieux pour ne pas laisser son esprit se perdre en pensées anxiogènes et inutiles. Elle contemple le violet du ciel et le halo bleu autours du soleil. Elle admire la grandeur du Mont Olympe, ce volcan gigantesque dont le sommet est inimaginablement haut, si haut qu'il se perd au loin dans le ciel... De là-haut, Olympus contemple les martiens libres du complexe minier, ELLE contemple Nevsie et son corps trop grand.

Quand elle entre dans la mine, Nevsie a un moment de panique. Il y a des semaines qu'elle n'est pas passé à la toise. Des semaines qu'elle conserve son emploi en évitant de faire remarquer au chef d'équipe qu'elle est maintenant trop grand pour travailler dans les tunnels étroits. Mais aujourd'hui... Elle en est sûr, elle va rester coincé. Elle ne ressortira jamais, elle ne reverra plus le Soleil ni Phobos. Elle n'aura pas l'occasion de dire adieu à ses amis... Chaque jour, elle a cette même impression que les tunnels vont se refermer sur lui, qu'elle ne pourra jamais passer. Ou que tout va s'ébouler et lui tomber sur la tête. Cela fait des années qu'elle a envie de crier tous les matins quand elle plonge dans les tunnels obscurs. Pourtant, jusqu'ici, elle n'a jamais eu de problèmes. Pourquoi serait-ce différent aujourd'hui ? Du courage, Nevsie !

Après un tournant, elle reste coincé dans la mine. Elle ne parvient plus à bouger dans aucune direction. Elle a beau faire de son mieux, elle est complètement immobilisé. Elle s'imagine les milliers de tonnes du Mont Olympe au-dessus de lui, et son cadavre restant à jamais au fond de la mine... Elle hurle, se débat, suffoque... puis elle sent une grande force qui le tire, en plusieurs saccades. La corde de rappel ! Ce sont ses camarades qui tirent pour le sortir de là, ils vont le ramener à la surface ! Le chef gueule sur ses équipiers :

- Tirez ! Ce gros tas bouche le tunnel, dégagez-le de là !

Un coup violent sur la corde. Nevsie a mal partout, elle est comprimé, ses écailles raclent contre la roche. Un autre coup. Elle a de plus en plus mal. Mais il faut qu'ils le sortent de là, il le faut ! Et encore... Nevsie hurle. Elle n'a jamais eu aussi mal de sa vie. Un flot d'hémolymphe jaillit de son dos, et une écaille arrachée tombe dans le tunnel derrière lui. Elle est écorché, blessé... mais libre !

Libre, libre ! L'air ne lui a jamais paru aussi doux, le soleil aussi beau ! Elle a atrocement mal au dos, et l'ichor coule abondamment le long de sa carapace, mais la douleur lui permet encore plus de se sentir vivant. La prochaine fois...

- N126 ! Tu as failli boucher le tunnel ! Tu es viré, tu m'entends ! Viré ! Et n'espère plus jamais travailler dans ma mine, c'est terminé !

Il n'y aura pas de prochaine fois.

Suite : Chapitre 2