Chapitre 3

Sol Mercurii 11 Dhanus - Deuxième période

En sortant de la clinique, Nevsie est riche. Il y a bien longtemps qu'elle n'a pas eu autant d'argent. Depuis... Longtemps. C'est difficile de comparer. Il faudrait compter. Et ça tombe bien, aujourd'hui est justement le jour idéal pour compter de l'argent : c'est un jour d'arrivée de caravane.

De nombreux convois viennent au complexe minier Ziler en provenance des autres mines, des zones agricoles, et de toutes les régions de Mars. Ils se présentent aux portes et quelques représentants viennent sur la place pour faire affaire avec maître Ziler et avec les propriétaires des magasins de la ville. Ces jours-là, la place des Portes est particulièrement surveillée : la moitié des gardes de la ville est là pour s'assurer qu'aucun vol ne soit commis pendant les transactions entre marchands. De plus, cette place est aménagée de façon particulière. C'est un lieu dédié au commerce, et tout y est fait pour faciliter les échanges d'argent : des tables sont installées aux quatre coins de la place, avec des tablettes d'argile, des calames, des balances et des poids. C'est l'endroit idéal où compter de l'argent en toute sécurité.

Nevsie n'est pas riche. Elle n'a pas jamais eu plus de quelques sols en poche. Maître Ziler possède les mines et les dortoirs, le palais Ziler et les rues, la clinique, l'école et tous les bâtiments publics. Il a aussi de nombreuses caravanes, des magasins... Nevsie n'est pas maître Ziler, et elle n'a pas autant de biens que lui.

Les propriétaires de caravanes ou de magasins ont des ballots et des tas de marchandises qu'ils s'échangent sur la place contre des piles et des sacs d'or. Nevsie, elle, ne possède ni caravane, ni magasin, ni marchandises.

Les métayers louent des mines à maître Ziler et emploient des travailleurs qui vont chercher les minerais au fond des tunnels. Ils ont de beaux habits et de belles maisons, et ils se tordent sans cesse les mains en remuant des sacs d'or, et en disant :

- Je n'aurais jamais de quoi payer la concession pour l'an prochain ! Je vais être ruiné ! Vous devez travailler plus, sans quoi nous ne pourrons pas payer le loyer à maître Ziler et nous perdrons la mine !

Nevsie n'a pas de concession de mines, ni l'or qui lui permettrait d'en acquérir une.

Le manager, Catrui, n'a ni maison, ni concession de mines, ni sacs d'or, ni magasin, ni caravane. Mais il a de beaux vêtements qui donnent l'impression qu'il est riche lorsqu'il marche sur la Grand Place ou sur la place des Portes. Nevsie n'a pas même cela.

Et pourtant, Nevsie a quelque chose qui vaut au moins autant que tous ces biens réunis : elle a une carte d'identité attestant qu'elle est un libre citoyen de Mars. C'est une chose unique dans tout l'hémisphère nord : dans le complexe minier Ziler, tous les habitants sont citoyens et égaux en droit. Il n'y a pas d'esclavage. Tous les habitants ont le droit d'aller à l'école, de posséder des biens, de circuler, de travailler où ils le veulent... Tous sont égaux.

Riche ou pauvre, Nevsie a le droit de venir sur la place des Portes et de bénéficier de la protection des gardes de la ville pendant qu'elle compte son argent. Et justement, les gardes sont nombreux. Et ils ont tous les yeux braqués sur elle. Sa fortune est donc extrêmement bien surveillée et c'est avec une parfaite sérénité qu'elle l'étale entièrement sur l'une des tables de la place, et qu'elle commence ses calculs.

Elle a déjà réglé trois nuits d'avance au dortoir. Elle prend un calame et trace trois gros ronds sur une tablette d'argile. Puis elle place ses pièces de un sol à côté de ces trois ronds. Chaque pièce vaut une nuit. Ensuite, Nevsie ajoute une pièce d'une périodenp (ou six pièces d'une heurenp) à chacune des pièces d'un sol. Le médecin l'a dit : il faut manger tous les jours. Et une périodenp, c'est suffisant pour manger pendant un jour. Elle aligne les jours par ligne de six. Et après une ligne, elle ajoute une périodenp. Le dortoir est gratuit les sol Saturni soirs, mais il faut quand même manger.

Quand c'est fait, il lui reste un petit tas de périodenps et d'heurenps non utilisés. Alors, elle rajoute des nuits de dortoirs : quatre périodenps pour chaque. Et une périodenp (ou six heurenps) pour manger le lendemain.

Quand elle a fini, Nevsie compte les jours. Il y en a beaucoup. Deux lignes de sept jours, et encore cinq jours. Deux semaines et cinq jours. Presque trois semaines. Plus de jours qu'elle ne saurait en compter. D'ici là, elle aura forcément trouvé du travail. Elle va faire le tour du complexe et demander dans toutes les mines, dans tous les magasins, à chaque dépôt de caravane... Il y aura forcément du travail pour elle. Ce n'est pas comme si elle devait trouver du jour au lendemain.

Nevsie a fini ses calculs. Elle range soigneusement ses pièces en deux tas séparés : ce qu'elle donnera au dortoir, et ce qu'elle doit garder pour manger. Maintenant qu'elle n'est plus absorbé par de difficiles tâches d'arithmétique, elle regarde autour d'elle. Les gardes ne lui prêtent plus aucune attention. Plus personne ne protège son argent ? Heureusement, personne ne lorgne sur sa fortune. Ils semblent tous beaucoup plus intéressés par ce qu'il se passe aux portes de la ville.

Suite : Chapitre 4