Chapitre 4

Sol Mercurii 11 Dhanus - deuxième période

Pendant que Nevsie comptait son argent, un martien a tenté de rentrer dans la ville. Elle est encore aux portes, et elle regarde les gardes d'un air ahuri. Elle a ouvert très grand la bouche, comme si elle s'apprêtait à crier, et ses grosses écailles se sont déplacées pour s'adapter au mouvement. Elle est hideux, presque comique, avec ses vêtements usés, ses écailles énormes rayées par le travail, et ses mains rouges de terre. Elle se tient là, planté dans la porte, entre deux gardes en uniforme. Qu'ils sont beaux, eux, les gardes ! Avec leurs uniformes bien lavés et brillants, leurs armes étincelantes, leurs petites écailles toutes lisses et brillantes, bien astiquées, formant des arabesques sur leurs corps ! Ils sont les héros de la colonie Ziler, qui la défendent contre le monde extérieur. Ils sont aussi les premiers que les étrangers voient en arrivant dans leur ville, et quelle belle image ils donnent des habitants du Mont Olympe ! Nevsie est très fier d'eux. Et un peu honteux de lui-même. Elle a des vieux vêtements tout usés, des écailles dans un état lamentable (il en manque même une, remplacée par un gros bandage), et en plus... Elle est moche. Elle n'aurait pas dû venir sur la place des Portes, montrer toute cette laideur aux étrangers qui viennent faire du commerce ici. Quels souvenirs vont-ils garder du complexe ?

L'étranger qui se tient à la porte ferme la bouche, et l'un des gardes le frappe avec la hampe de son arme.

- Dégage, sale esclave ! Retourne à ta caravane !

- Vous n'avez pas le droit ! Je suis un libre citoyen de Mars ! Mes papiers sont en règle !

Elle tend une carte d'identité, semblable à celle de Nevsie. C'est très étrange. Tout le monde sait que les seules grosses écailles libres de tout l'hémisphère nord vivent ici, dans le complexe minier Ziler. Partout ailleurs, leurs semblables sont des esclaves. Partout, ils sont opprimés et exploités, battus, affamés, et forcés de travailler gratuitement pour de cruels fines-écailles. Partout sauf ici où, par la grâce d'Olympyus et surtout de maître Ziler, les martiens sont tous libres et égaux. Tous les oeufs du centre de reproduction auront les mêmes chances : ils écloront, et le jeune martien qui en sortira recevra une première éducation, pendant un an, au centre de puériculture. Nevsie n'a presque aucuns souvenirs de cette époque. Et pourtant, ça devait être bien, là-bas. Les bébés ont à manger en suffisance, à chaque repas, sans travailler. Ils dorment deux périodes entières chaque jour, sans compter les siestes. Et dans leur temps d'éveil, ils apprennent les bases de la vie en société à l'Olympus Mons. Ensuite, les enfants reçoivent pendant un an de l'argent chaque semaine, ce qui leur permet de vivre sans travailler. Nevsie en a profité pour aller à l'école tous les jours, à l'époque. C'était formidable ! Elle était l'un de meilleurs élèves de la classe N. Puis est venu le temps de travailler pour contribuer à son tour à l'économie du complexe minier. Et c'est là que les choses se sont gâtées. Le seul travail qu'elle a trouvé était mal payé et épuisant. Le soir, elle n'arrivait pas à aller à l'école. Quand elle y allait malgré sa fatigue, elle s'endormait pendant les cours. Et maintenant, il y a des années qu'elle n'y est plus retournée.

Mais s'il y a bien une chose qu'elle a retenu de l'école, c'est que NUL PART AILLEURS dans tout l'hémisphère nord de Mars les grosses écailles ne sont libres. Pourquoi ce martien a-t-elle une carte d'identité ? Est-ce qu'elle vient de l'hémisphère sud ? Les gardes de la ville semblent se poser la même question.

- D-375 de la colonie minière d'Alba Mons ? Comme si les gars d'Alba Mons filaient des cartes d'identité aux grosses écailles... C'est un faux, à tous les coups. Loissande, vérifie dans le registre.

Mais évidement, le registre confirme l'avis du garde : D-375 de la colonie d'Alba Mons est un esclave. Elle a dû entendre dire que les grosses écailles sont libres à Olympus Mons, et elle a tenté sa chance. Comme si on accueillait les esclaves en fuite, ici ! Nevsie plaint de tout son coeur ce pauvre D-375. Peut-être a-t-elle un autre nom ? Comment l'appellent ses amis ? Doissanquin ? Ou peut-être que les esclaves ne se donnent pas ce type de noms, peut-être qu'ils n'ont qu'un matricule. C'est tellement triste... Ce serait mieux de pouvoir l'accueillir ici, de lui permettre de vivre libre, lui aussi, dans la colonie minière d'Olympus Mons. Mais ce n'est pas possible, évidement. Cela fâcherait les dirigeants d'Alba Mons, et de tous les autres complexes miniers. Et leur village est trop petit pour partir en guerre contre tout l'hémisphère nord. Ce serait la défaite assurée.

D'ailleurs, même s'il n'y avait pas de risque de guerre... On ne peut pas accueillir tous les esclaves en fuite des autres colonies. Est-ce qu'il y en a beaucoup ? Ils n'ont pas reçu d'éducation, les seuls métiers qu'ils pourraient faire... ce sont les mêmes que ceux auxquels Nevsie peut prétendre. Et il n'y a pas tant d'emplois que ça, dans le complexe minier Ziler. Il n'y en pas pour tout le monde.

Pendant que les gardes ramènent D-375 aux maîtres de la caravane d'Alba Mons, Nevsie rentre au dortoir. Sa bonne humeur est passée. Il faut vraiment qu'elle trouve du travail.

Suite : Chapitre 5